CYRANO DE BERGERAC : UN ÉCOLOGISTE PRÉCURSEUR

 

Cyrano au long nez, mis en scène en 1897 par Edmond Rostand, fut un écrivain bien réel, généreux et hardi de sa plume, comme il le fut de son épée. Cadet de Gascogne à 19 ans, il quitta les mousquetaires dans sa vingtième année, après avoir été blessé à Sedan puis à Arras.

Il va alors, jusqu’à son décès à l’âge de 35 ans, s’adonner à l’écriture, pourfendant les conventions, mœurs et croyances de son temps. Ce libre-esprit, dans la tradition gauloise, annonce les Lumières et même peut-être mai 68. Ce qui le caractérise est son style amusant et puissant. Mais ce qui le distingue davantage encore c’est son amour de l’univers et sa mise en cause tant du géocentrisme, qui avait encore des partisans à l’époque, que de l’anthropocentrisme.

Dans Histoire comique des empires et états du soleil, il développe une vision quasi animiste, puisant peut-être dans les apports pythagoriciens ou druidiques(1), lorsqu’il évoque avec préscience les mouvements intérieurs de l’arbre sous la hache du bûcheron ou bien encore le parler secret des arbres :

« C’est l’haleine de leur parole, et ce petit murmure ou ce bruit délicat dont ils rompent le sacré silence de leur solitude, c’est proprement leur langage ; mais encore que le bruit des forêts semble toujours le même, il est toutefois si différent que chaque espèce de végétaux garde le sien particulier ; en sorte que le bouleau ne parle pas comme l’érable, ni le hêtre comme le cerisier. »

Le héros de cette histoire découvre le soleil, lequel est au pouvoir des oiseaux. L’espèce humaine s’y trouve sincèrement honnie. Il est ainsi l’objet d’un procès criminel où, en définitive, c’est l’humanité qui est jugée par les oiseaux ; extraits choisis :

« Elle criait que cela était horrible de croire qu’une bête qui n’avait pas le visage fait comme eux eût de la raison.

– Hé quoi ! murmuraient-ils l’un à l’autre, il n’a ni bec, ni plumes, ni griffes, et son âme serait spirituelle ? O Dieu ! quelle impertinence !

(…)

Il n’y avait pour avocats, pour conseillers et pour juges, à la séance, que des pies, des geais et des étourneaux. »

« Je pensais recomparaître dès le lendemain, et tout le monde le croyait ainsi ; mais un de mes gardes me conta au bout de cinq ou six jours que tout ce temps-là avait été employé à rendre justice à une communauté de chardonnerets qui l’avait implorée contre un de leurs compagnons. Je demandai à ce garde de quel crime ce malheureux était accusé.

– Du crime, répliqua le garde, le plus énorme dont un oiseau puisse être noirci. On l’accuse… le pourrez-vous bien croire ? on l’accuse… mais, bons dieux ! d’y penser seulement, les plumes m’en dressent à la tête ; enfin, on l’accuse de n’avoir pas encore, depuis six ans, mérité un ami ; c’est pourquoi il a été condamné à être roi, et roi d’un peuple différent de son espèce. »

« Cette pie que j’avais toujours remarquée pleine de compassion pour moi, se vint percher sur mon arbre, où, feignant de se divertir à becqueter la mousse :

– En vérité, me dit-elle, vous ne sauriez croire combien votre malheur m’est sensible ; car encore que je n’ignore pas qu’un homme parmi les vivants est une peste dont on devrait purger tout Etat bien policé, quand je me souviens d’avoir été toutefois dès le berceau élevée parmi eux (…) je ne saurais y songer, sans que l’eau m’en vienne aux yeux et à la bouche. »

« Pensiez-vous donc, me dit-elle, que ce grand aigle fût notre souverain ? C’est une imagination de vous autres hommes qui, à cause que vous laissez commander aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels de vos compagnons, avez sottement cru, jugeant de toutes choses par vous, que l’aigle nous devait commander. Mais notre politique est bien autre ; car nous ne choisissons nos rois que les plus faibles, les plus doux et les plus pacifiques, encore les changeons-nous tous les six mois. »

L’avocat de l’humain poursuivi, un étourneau, déclare :

« Je pense, Messieurs, qu’on n’a jamais révoqué en doute que toutes les créatures sont produites, par notre commune mère, pour vivre en société. Or, si je prouve que l’homme semble n’être né que pour la rompre, ne prouverai-je pas qu’allant contre la fin de sa création il mérite que la nature se repente de son ouvrage ?

La première et la plus fondamentale loi pour la manutention d’une république, c’est l’égalité ; mais l’homme ne la saurait endurer éternellement : il se rue sur nous pour nous manger, il se fait accroire que nous n’avons été faits que pour lui ; il prend pour argument de sa supériorité prétendue la barbarie avec laquelle il nous massacre, et le peu de résistance qu’il trouve à forcer notre faiblesse. »

« La pauvre bête n’ayant pas comme nous l’usage de la raison, j’excuse ses erreurs ; quant à celles qui ne sont filles que de la volonté, j’en demande justice : par exemple, de ce qu’il nous tue, sans être attaqué par nous ; de ce qu’il nous mange, pouvant repaître sa faim de nourriture plus convenable ; et ce que j’estime beaucoup plus lâche, de ce qu’il débauche le bon naturel de quelques-uns des nôtres, comme des laniers, des faucons et des vautours, pour les instruire au massacre des leurs, à faire gorge-chaude de leur semblable ou nous livrer entre ses mains. »

On le voit, Cyrano prône la libération de la tyrannie politique, religieuse et morale. Il prévient qu’il n’y aura pas d’avenir à se ruer dans un humanisme intégriste où l’on remplacerait les anciennes vedettes par un homme-dieu ou un homme-roi, lequel perpétuerait sa propre tyrannie sur la Nature. Dommage que cet avertissement ait été étouffé par les Lumières et le rationalisme froid qui suivit (Pascal, Voltaire, etc.). La preuve en est d’ailleurs le peu d’écho donné de nos jours à Cyrano de Bergerac dans l’enseignement de la langue et de la littérature.

En décrivant romanesquement un monde à contrepied de la société où, par exemple, les rois sont élus pour six mois et les femmes peuvent assigner en justice les hommes qui les auront refusées, Cyrano questionne notre mode de pensée par des extravagances qui sont beaucoup moins impertinentes qu’il n’y paraît. Ce procédé littéraire qui vise à critiquer la société où vit l’auteur par l’évocation d’un monde imaginaire fut d’ailleurs repris plus d’une fois après lui (Lettres persanes, Montesquieu, 1721, ou L’île des gauchers, A. Jardin, 1995). Nous recommandons tout spécialement la lecture du livre précité, ainsi que de celui intitulé Histoire comique des états et empires de la lune, deux manuscrits découverts quelques années après sa mort, en 1655.

Alain LEBRUN

(1) Il a peut-être puisé aussi dans la pensée du moine Giordano Bruno, déclaré hérétique et brûlé à Rome en 1600. Bruno avait en effet professé en France.